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FRANÇOIS MORABITO LIBRES PROPOS « Il faut graver dans le marbre de la loi la possibilité de mettre hors d’état de nuire les casseurs et les agresseurs des forces de l’ordre, ceux qui nuisent au droit de manifester paisiblement. » (1) 35 # N1 201 9 JOURNAL DU BARREAU DE MARSE I L LE Le contexte de la proposition de loi « anti-casseurs » En octobre 2018, pour répondre aux manifes- tations de Notre-Dame-des-Landes ou de la loi Travail, le Sénat adoptait la proposition de loi dé- posée par Bruno Retailleau (LR) visant à prévenir les violences lors des manifestations et à sanction- ner leurs auteurs. Face aux débordements rencon- trés lors des manifestations des « gilets jaunes », le gouvernement d’Édouard Philippe a repris dans l’urgence cette proposition de loi. Sur le plan constitutionnel, le droit de manifester n’est pas inscrit dans laConstitution, à la différence du droit de grève. Certes, le Conseil constitution- nel a reconnu depuis un droit à l’expression collec- tive des opinions (18 janv. 1995, n° 94-352 DC), mais il n’a jamais consacré la liberté de manifester en tant que telle. Sans doute en raison des enjeux politiques liés à cette forme d’expression, le droit de manifester sur la voie publique est encadré depuis le décret-loi du 23 octobre 1935 2 qui a fait entrer le terme de « manifestation » dans le droit et précisé son régime juridique. L’article431-1 du code pénal reconnaît par ailleurs à la manifestation le caractère d’une liberté : « le fait d’entraver, d’une manière concertée et à l’aide de menaces, l’exercice de la liberté d’expression […] ou de manifestation est puni d’un an d’emprison- nement et de 15000 euros d’amende ». Pourtant, selon la présidente LRMde la commission des lois, Yaël Braun-Pivet, l’arsenal juridique existant est insuffisant : « Nous avons besoin de mieux armer notre arsenal juridique pour faire face à des indivi- dus qui nemanifestent pas pour exprimer leur opi- nion, mais pour provoquer des violences ». Le contenu de la proposition de loi « anti-casseurs » L’objectif du texte sénatorial est de favoriser les interdictions préalables à disposition des préfets, mais également de durcir les peines applicables. L’article 1er créerait un nouveau type de péri- mètres de protection autour des manifestations à risque ou des manifestations non déclarées. Dans ces périmètres, six heures avant le début du rassemblement et jusqu’à la dispersion, des agents pourraient fouiller les sacs et palper les passants. L’article 2 permettrait aux préfets de prononcer, à l’encontre des individus susceptibles de repré- senter « une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public », des interdictions de mani- fester. L’article 3 créerait un fichier national des per- sonnes interdites de prendre part à des mani- festations (que l’interdiction soit administrative ou judiciaire). L’article 4 créerait un nouveau délit visant à sanctionner d’un an de prison les manifestants qui dissimulent volontairement leur visage, dans des circonstances faisant craindre des troubles à l’ordre public. L’article 5 pénaliserait le fait d’introduire une arme dans une manifestation ou de jeter un projectile présentant un danger pour la sécurité des personnes. L’article 6 étendrait le champ de la peine com- plémentaire d’interdiction de manifester. Enfin, l’article 7 prévoirait de maintenir le ré- gime de responsabilité sans faute de l’État tout en permettant à celui-ci d’exercer une action récursoire contre les personnes condam- nées pour les violences ou dégradations à l’origine de ces dommages (principe du « cas- seur-payeur »). Par 387 voix contre 92, l’Assemblée nationale a adopté le 5 février 2019 la proposition de loi « anti-casseurs » en la remaniant considéra- blement : suppression des articles 1 (sur les périmètres de protection) et 5 (port d’arme en manifestation), encadrement renforcé du délit de dissimulation du visage (art. 4), de la peine complémentaire d’interdiction de manifester (art. 6) et de l’action récursoire (art. 7). Le texte sera examiné au Sénat en deuxième lecture le 12mars 2019. Les réactions face à la proposi- tion de loi « anti-casseurs » Le Conseil national des barreaux (CNB) a adopté une motion le 8 février 2019 dans la- quelle il dénonce les pouvoirs exorbitants confé- rés au préfet et condamne un texte portant gravement atteinte aux libertés fondamentales des citoyens, en particulier celle de manifester, de se rassembler ou de circuler. En effet, l’article 2 du texte de loi prévoit une interdiction admi- nistrative préventive de manifester à l’encontre de toute personne qui, à l’appréciation discré- tionnaire du préfet, constituerait « une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public ». Le Conseil de l’Ordre du barreau de Paris, dans un communiqué du 5 février 2019, a constaté que l’article 2 permettait l’arbitraire en écartant le juge judiciaire, garant des libertés individuelles, seul en mesure d’apprécier les critères dits « ob- jectifs » tels que la commission d’actes violents. Même son de cloche du côté de la magistrature : la présidente de l’Union syndicale des magistrats (USM) a estimé que l’interdiction de manifester doit être prononcée par un juge judiciaire indé- pendant, gardien des libertés fondamentales (article 66 de la Constitution). Or en confiant la possibilité à un représentant de l’État de pronon- cer ces interdictions, sans contrôle ni autorisa- tion judiciaires, « on ouvre la porte à la possibilité pour le pouvoir d’interdire à ses opposants de manifester ». 1. Proposition de loi visant à prévenir les violences lors des manifestations et à sanctionner leurs auteurs, Enregistré à la Présidence du Sénat le 14 juin 2018. 2. Le décret-loi du 23 octobre 1935 est l’une des consé- quences des événements des 6-7 février 1934 : une manifes- tation antiparlementaire avait fait plus d’un millier de blessés et provoqué la chute du gouvernement Daladier. La proposition de loi « anti-casseurs » est-elle liberticide ?

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